Pour une anthropologie de la décroissance
Si nous avons coutume de placer l’anthropologie à l’intersection entre les différentes sciences étudiant l’être humain sous tous ses aspects, à la fois physiques et culturels et si nous considérons que l’anthropologie est dédiée à l’étude détaillée voire exhaustive du genre homo en s’attachant à décrire, répertorier et analyser les faits caractéristiques de l’hominisation et de l’humanité, le fait de proposer une telle démarche à propos d’un sujet économique peut paraître quelque peu hétérodoxe.
Et pourtant, je vais me référer à deux grands penseurs de notre époque pour tenter de justifier une approche anthropologique de la décroissance. Il s’agit de Claude Levi Strauss et Nicholas Georgescu Roegen, qui, a priori, ne semblent pas avoir grand’chose en commun, le premier, ethnographe et anthropologue bien connu, étant l’un des fondateurs du structuralisme, et le second, mathématicien-économiste moins connu, étant le fondateur de la science bio-économique, ainsi qu’accessoirement le père de la décroissance, ….. nous y reviendrons. Mais ce qui me paraît rapprocher Levi Strauss et Roegen dans le cadre de notre propos c’est que tous les deux fondent en grande partie leurs analyses sur l’importance fondamentale des mythes dans le comportement humain.
Pour Lévi Straus, les êtres humains ne sont pas autonomes mais agis par des mythes ou, plus exactement, leurs comportements mentaux sont conditionnés par un assemblage d’unités de bases structurantes, les mythèmes, à l’instar de leur langage qui, lui, est structuré autour d’autres unités de bases, les phonèmes. Pour Roegen, l’économie de la croissance n’est pas une opération technique étrangère au monde vivant, un simple input/output de matière à l’intérieur d’une machine technologique, mais bien une activité dépendante et impactant la biologie en général, d’où l’émergence de son concept de bio-économie. Or Roegen, comme Levi Strauss, considère lui aussi, que l’homme est agi par des mythes, mais cette fois dans le cadre de la mise en œuvre de son activité économique, idée qu’il abondamment détaillée et explicitée dans son ouvrage : Energy and economic Myths, Les mythes économiques et énergétiques.
Vu sous cet angle, la croissance apparaît dès lors constitutive du comportement de l’homme moderne, régissant aussi bien ses aspects biologiques, que physiologiques, évolutifs, sociaux, religieux, psychologiques, géographiques, et , donc à ce titre, peut et doit être étudiée d’un point de vue anthropologique. Mais il apparaît également que la décroissance, en tant que phénomène à venir, joue un rôle identique puisque les deux notions, croissance et décroissance, ne sont finalement que les deux versants d’une même montagne, d’un même plissement humain fondamentalement dépendant de la géologie.
Ceci étant précisé, l’éclairage anthropologique nous amène à constater qu’il existe assez peu de différence entre la structure de pensée de l’indien Bororo du Mato Grosso, étudié par Levi Strauss en 1932 et celle de l’homo oeconomicus (ou homo industrialis), étudié par Roegen plus récemment, dans la mesure où ils sont, l’un comme l’autre, conditionnés mentalement par des mythes finalement assez peu dissemblables sur le fond.
Car, quelle que soit l’époque, le mythe reste une construction imaginaire qui prendra alternativement la forme d’un récit, d’une épopée, d’une représentation ou d’une idée se voulant explicative de phénomènes cosmiques, humains ou économiques, mais surtout et toujours fondatrice d’une pratique sociale basée sur des valeurs fondamentales et structurantes pour la cohésion du groupe.
Par le mythe, les sociétés sacralisent tout de qui leur paraît essentiel et cette relation permanente du mythe avec le sacré a été soulignée par tous les anthropologues. Nous verrons comment ce phénomène peut se traduire à travers les mythes modernes, comme celui de la croissance, ou, de la décroissance.