25 avril 2024

Du TRE à l’énergie grise

Le principe de calcul du TRE (taux de retour énergétique), qui, finalement, cherche à mesurer la productivité de l’activité extractive pourrait naturellement être étendu à l’ensemble du processus économique pour peu que nous souhaitions connaître la somme de toutes les quantités d’énergie dépensées lors de chaque phase du cycle de vie d’un produit. Ce calcul est celui de ce qu’on dénomme énergie grise. Il mesure en réalité la quantité d’énergie consommée pour l’extraction des matières premières entrant dans la composition d’un produit donné, leur transformation préalable, la fabrication industrielle proprement dite, le transport, la mise en œuvre, l’entretien et enfin le recyclage.

L’énergie grise est en effet une énergie cachée, indirecte, contenue à l’intérieur du produit au contraire de l’énergie liée à son utilisation, que le consommateur voit de ses propres yeux, ou peut connaître aisément. Car chacune des étapes du processus industriel nécessite de l’énergie, qu’elle soit humaine, animale, électrique, thermique ou autre. En cumulant l’ensemble des énergies consommées sur l’ensemble du cycle de vie, on peut donc prendre la mesure du besoin énergétique global d’un produit fini, c’est à dire d’un bien de consommation de la société industrielle.

Mais l’énergie n’est pas tout, et le besoin énergétique dont nous venons de parler n’est pas le seul besoin pour la fabrication d’un bien, d’un produit ou d’un matériau.

Nous savons, en effet, que le processus économique se nourrit du couple énergie/matière et ces deux éléments constitutifs ne peuvent être dissociés l’un de l’autre dans le cadre du processus économique quotidien de la société industrielle.

Sans matière associée, l’énergie ne serait d’aucune utilité pour l’homme car il serait alors voué à une vie végétative. De même, sans énergie associée, l’homme ne pourrait travailler la matière qu’à l’aide de sa   force musculaire, et il serait alors voué à un mode de vie de chasseur-pêcheur-cueilleur. A ce propos, il serait bon d’ouvrir une parenthèse pour rappeler que ce mode de vie a été celui que l’homo sapiens a pratiqué pendant 300.000 ans (alors que le mode industrialis, lui, ne date que de 170 ans), qu’il constitue, soit dit en passant, le seul système   durable (dans le sens d’indéfiniment durable) connu à ce jour et qu’enfin, il est considéré par la majorité des paléontologues comme l’âge d’or de l’humanité pour sa paisibilité, son absence de conflit et de hiérarchie. Fin de la parenthèse.

Mais revenons à notre affaire de calcul du coût global de   fabrication des produits de la société industrielle. Nous voyons clairement qu’il convient de nous interroger sur la prise en compte de l’ensemble des ressources finies dans ce type de calcul. En effet, dans tout le cycle de vie d’un produit n’entre pas en compte que l’énergie, mais aussi la matière, et plus précisément sous sa forme initiale et fondamentale : le minerai.

Car dans le calcul traditionnel de l’énergie grise, on ne prend généralement en compte que l’énergie consommée au cours des différentes phases, mais pas la matière consommée, au sens de sa dégradation irréversible telle qu’elle a été mise en évidence par NG. Roegen dans son approche de la quatrième loi de la thermodynamique et dont la formulation pourrait être celle-ci: « dans tout système clos, la matière utilisable mise en œuvre dans un processus industriel se dégrade irrévocablement en matière non-utilisable », ou encore : « dans un tel système, l’entropie de la matière tend toujours vers un maximum » .

Ce point de vue constitue, dans tous les cas, une extension du second principe de la thermodynamique, mais afin de mieux comprendre ce quatrième principe proposé par Roegen et, par voie de conséquence, son incidence sur le calcul de l’énergie grise et du TRE, il nous faut au préalable (re)préciser les notions fondamentales de système clos et d’entropie.

En physique, un système clos est un système qui n’opère aucun échange de matière ni d’énergie avec l’extérieur, contrairement à un système ouvert qui échange les deux, et un système semi-clos qui n’échange que l’un des deux. De ce point de vue, l’ensemble composé de la planète terre, des espèces vivantes qui l’occupent et de sa biosphère est un système semi-clos puisqu’il n’échange pas de matière avec le reste de l’univers, mais qu’il en reçoit de l’énergie (celle du rayonnement solaire). Dans un souci de simplification, nous parlerons du système solaire en tant que système clos du seul point de vue de l’échange de matière, sujet qui nous occupe ici.

La notion d’entropie, qui fait l’objet du second principe de la thermodynamique n’est pas simple à définir, ni même à conceptualiser, à tel point qu’on a pu parler de définition anthropomorphique à son sujet. Nous avons vu précédemment, que NG. Roegen en proposait un énoncé raccourci  en tant qu’indice de la quantité d’énergie inutilisable contenue dans un système thermodynamique donné à un moment donné de son évolution.

Le but de toutes ces considérations c’est donc bien de nous amener à prendre en compte la dégradation de la matière au même titre que celle de l’énergie. Cette option, qui paraît évidente du point de vue de la science physique, ne semble toutefois pas l’être du point de vue de la science économique orthodoxe qui, si elle commence à admettre comme une réalité le principe de dégradation de l’énergie, semble toutefois ignorer délibérément celle de la matière, considérée comme une ressource inépuisable grâce notamment au mythe très répandu du recyclage illimité, croyance devenue un véritable fait culturel dont nous étudierons les composantes en détail dans le chapitre sur l’impasse culturelle.

Or, si nous considérons que le processus économique se nourrit du couple matière-énergie en état de basse entropie, pour le transformer continuellement en déchets chargés de haute entropie, nous comprenons bien qu’il faut chiffrer la proportion de matière irrémédiablement dissipée dans le cycle de vie d’un produit, en plus de celle d’énergie consommée.

La question pourrait alors se poser de renommer le concept d’énergie grise en consommation grise, ou dissipation grise, voire dissipation cachée, l’objectif étant de bien fixer les esprits sur la nécessité de rendre compte du caractère dissipatif du processus industriel. Car ce qui compte, finalement c’est de pouvoir chiffrer la quantité de ressources naturelles finies (RNF) qui disparaît définitivement pour l’homme, au sens naturellement où elle n’est plus récupérable par lui, tout en sachant que la première loi de la thermodynamique nous apprend qu’elle se conserve néanmoins dans l’univers, mais sous une forme qui lui est devenue inaccessible.

Dans ces conditions, il apparaît peu gênant de conserver le terme énergie grise pour désigner cet ensemble, dans la mesure où Einstein nous a montré que l’énergie était issue de la matière, et que nous constatons nous-mêmes que toutes les sources d’énergie finies émanent de matières diverses (hydrocarbures, uranium).

Nous comprenons donc bien que l’augmentation de la valeur de l’énergie grise liée à la prise en compte de la dissipation de la matière s’additionne à la chute du TRE liée à l’épuisement des ressources finies et que le résultat de cette addition représente un véritable défi pour les économies modernes.

Ce défi putatif a commencé à devenir réalité à partir des années 1970, avec le premier choc pétrolier et la fin de l’énergie bon marché. Dans ces conditions et à cet instant précis, la société industrielle risquait de voir son indice fétiche, la progression du produit intérieur brut (PIB), se mettre à vaciller et décrédibiliser ainsi l’essentiel de sa légitimité auprès des masses populaires. Il fallait donc agir de toute urgence afin de masquer les effets comptables de cette diminution amorcée et pressentie comme inexorable, des rendements énergétiques.

C’est ainsi que fut instaurée une vaste opération de masquage et de financement du déficit énergétique, dont nous reparlerons plus tard dans les différents articles consacrés à l’impasse financière de la croissance

Laisser un commentaire