Depuis déjà quelques temps, le terme de « résilience » a fait son apparition dans le langage politique. Ce nouveau concept à la « notoriété montante » est d’ailleurs accommodé aux sauces argumentaires les plus diverses, sans que ceux qui l’utilisent connaissent bien souvent sa signification exacte. Mais peu importe puisque sa polysémie autoproclamée tend à devenir même une autosémie, technique permettant de donner à un mot le sens qui arrange celui qui l’emploie, voire de cratosémie, allouant droit pour le détenteur du pouvoir coercitif à imposer au grand public l’acception officielle d’un mot. Voyons ce qu’il en est réellement de la résilience. D’une façon générale, la résilience désigne la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque, à retrouver ses propriétés initiales après une altération et [cette définition générique est déclinée dans plusieurs contextes.
- Ainsi en aéronautique, la résilience dénote la capacité d’un système embarqué à pouvoir continuer de fonctionner en mode dégradé et en milieu hostile.
- En biologie, c’est la capacité d’un écosystème, d’une espèce ou d’un individu à récupérer un fonctionnement ou un développement normal après avoir subi une perturbation.
- En physique, c’est une mesure de l’énergie absorbée par un corps lors d’une déformation.
- En thermique, c’est la capacité d’un matériau à conserver une température dans la durée.
- En psychologie, c’est un phénomène consistant à pouvoir revenir d’un état de stress post-traumatique.
- En informatique, c’est la capacité d’une architecture réseau à continuer de fonctionner en cas de panne.
- En gestion d’entreprise, c’est la capacité d’une organisation à s’adapter après la survenue d’un incident
- ….. et, bien sûr, en économie capitaliste, c’est la capacité à revenir sur la trajectoire de la sacro-sainte croissance après avoir encaissé un choc de récession.
Si nous comparons la définition générique, à savoir « la capacité d’une organisation à retrouver ses propriétés initiales après une altération » à la déclinaison capitaliste, à savoir « la capacité à revenir à la croissance après une récession », le contre sens de la seconde interprétation saute aux yeux. Car l’altération de notre société, c’est précisément la croissance et non pas la récession, récession qui n’est, elle même, qu’une dérivée seconde du fait générateur, la croissance.
En réalité le capitalisme croissant confond cause et conséquence, ce qui, bien entendu doit être dénoncé.
Car pour les théoriciens de la décroissance inéluctable, la croissance exponentielle que notre société connaît depuis à peine 120 ans n’est en réalité qu’une bulle civilisationnelle, une « grande parenthèse » historique qui contient en elle même les ferments de sa propre clôture. Cette croissance n’est en réalité qu’une « excroissance » de la trajectoire humaine générée par notre prédation de la dot terrestre, prédation rendue financièrement possible par la création des lois permettant la création monétaire ex nihilo, mécanisme que nous avons déjà analysé dans le chapitre précédent.
Notre interprétation de la résilience est donc toute autre que celle des croissancistes convaincus et en proie au spectre de la récession, car, pour nous, théoriciens de la décroissance inéluctable, retrouver ses propriétés initiales après une altération, signifie tout simplement retrouver les propriétés qui régissaient l‘économie humaine avant l’altération provoquée par la prédation illimitée de la dot terrestre, c’est à dire des ressources naturelles finies. Ces propriétés reposent tout simplement sur la logique et le bon sens ancestral, à savoir celui consistant à n’utiliser les ressources naturelles que dans la limite de leur renouvellement et dans le cadre d’une population humaine quantitativement adaptée à ce renouvellement.
Ainsi que l’a démontré NG. Roegen, l’économie est dépendante de la biologie et de l’écologie. Chaque fois que l’homme utilise une ressource naturelle, énergétique ou minérale (pétrole, charbon, fer, cuivre, …), il augmente le niveau d’entropie de l’écosystème et par conséquent son instabilité. Chaque fois qu’il transforme une ressource naturelle, par le biais de la métallurgie par exemple, il provoque la dissémination d’une partie de cette matière qu’il ne pourra plus jamais récupérer. Le recyclage lui même est voué, à terme, à l’extinction, dans la mesure où il nécessite de l’énergie (elle même à vocation déclinante) et que la quantité récupérée est toujours inférieure à la quantité initiale, d’où une tendance résolument orientée vers zéro.
La décroissance est donc inéluctable et, avec elle, le déclin de la civilisation industrielle telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les raisons en sont évidentes : la fin des réserves de pétrole, de charbon, de gaz, d’oxyde de fer, de cuivre, de zinc et de la plupart des autres éléments du tableau de Mendeleïev.
Resteront, certes, les ressources inépuisables : le soleil, le vent et la gravité hydraulique, ainsi que les ressources renouvelables : la biomasse. Il est un fait certain que ces ressources seront toujours disponibles pour nous fournir de l’énergie et de la matière, c’est à dire les deux éléments indispensables et indissociables pour qu’une économie humaine puisse fonctionner. Mais il faut bien garder à l’esprit que nous devrons les mettre en œuvre sans avoir recours à l’utilisation conjointe des ressources finies, qui auront enfin justifié leur appellation puisqu’elles seront, à ce moment précis, très exactement finies. Ceci est un problème peu évoqué aujourd’hui, mais fondamental, et sur lequel nous devons insister.
Il ne faut pas oublier non plus que, pour faire fonctionner une économie humaine, même à bas régime, il faut disposer à la fois d’énergie « et » de matière. Car disposer de matière sans disposer d’énergie signifierait que nous serions obligés de travailler les métaux avec notre seule force musculaire. Et disposer d’énergie sans disposer de matière signifierait que nous serions tout simplement contraints de mener une vie végétative ou animale, ce qui somme toute serait encore mieux que pas de vie du tout, mais qui ne saurait constituer un objectif politique réellement mobilisateur.
Cette réduction de la disponibilité globale en énergie et matières premières physiques, qui va conférer un caractère inéluctable à la décroissance économique, sera sans doute progressive. La rapidité de cette décroissance sera fonction d’un ensemble de critères difficiles à pronostiquer, mais son impact sur notre mode de vie, c’est à dire finalement sur ce qui nous intéresse, sera directement lié à notre capacité de résilience.
Cette capacité de résilience, qui est globalement celle d’un organisme à résister à un choc et à s’adapter positivement au traumatisme qui va en découler, se traduit, dans le cas de figure qui nous intéresse, par la faculté d’adaptation au « choc » de la décroissance industrielle de façon « positive », c’est à dire par la transformation de l’organisation sociale dans le cadre d’n nouveau système politique.
Mais nous avons vu que la résilience c’est aussi, et dans le même temps, la capacité de ce même organisme à « retrouver ses propriétés initiales après une altération ». Et on nous demande souvent ce que nous entendons par là…..
Et bien, c’est très simple : nous entendons par là exactement le contraire de ce qu’entendent les représentants politiques actuels, c’est à dire que nous considérons que l’altération subie par la trajectoire humaine, c’est la croissance industrielle dans son ensemble et non pas telle ou telle phase épisodique de récession intervenant à un instant « t » sur la courbe de cette même croissance.
Autrement dit, les représentants de l’oligarchie considèrent que la croissance industrielle, pourtant toute récente (225 ans sur 5 millions d’années, soit à peine 10 secondes de la vie humaine rapportée à 24 heures), constitue un axiome historique incontestable et une option économique qu’on ne saurait discuter. Bref, le système mis en place après les révolutions du dix huitième siècle est, pour eux, une évidence aussi « limpide » que le soleil qui se lève à l’est, voire aussi péremptoire qu’une prescription divine. Dès lors, on comprend que tout phénomène venant enrayer cette sacro-sainte croissance, ne puisse être jugé que comme une « altération » de la normalité, la résilience devenant le niveau de capacité à revenir sur le chemin de la croissance régulière, dans les meilleurs délais.
Notre analyse est toute autre. Nous considérons que le système industriel, tel qu’il a été mis en place par le régime politique oligocratique qui a remplacé la monarchie à partir du milieu du dix huitième siècle, constitue lui-même une altération de la trajectoire humaine.
Ce jugement n’est pas de nature subjective, contestant, par exemple, la valeur de la culture issue de l’installation de cette civilisation industrielle. Il émane au contraire d’une stricte constatation comptable montrant que le système économique mis en place à partir de cette époque, est fondé sur des bases qui le conduisent inéluctablement à la banqueroute.
Cette faillite annoncée est radicalement distincte d’un éventuel procès mettant sur la sellette les conséquences culturelles de la société croissanciste, comme par exemple le mode de vie des individus, les pratiques relationnelles, la qualité de la nourriture, la pureté de l’air, etc… etc… Tous ces éléments peuvent naturellement faire l’objet de débats multiples, et il va de soi que nous partageons toutes les analyses critiques des avatars de la société industrielle croissante oligocratique. Mais, le vrai problème de fond n’est pas là !
Le véritable problème, c’est que le système politique oligocratique a installé une pratique économique éphémère et sans avenir, quels que puissent être les éventuels bienfaits ressentis momentanément par les usagers durant le cours de la période récente.
Cette économie, toute entière basée sur la consommation de ressources naturelles finies, va naturellement s’éteindre avec l’extinction de ces ressources et ce sera la fin de cette parenthèse industrielle, considérée par nous comme une altération de la trajectoire normale.
Mais alors, nous demande-t-on, qu’est-ce qu’une trajectoire normale ? Et comment la reconnaître ?
Nous répondons qu’une trajectoire normale, c’est tout simplement une trajectoire qui respecte l’équilibre naturel, et notamment les lois de la biologie de la physique. Elle se matérialise par la mise en oeuvre d’une économie basée uniquement sur les ressources renouvelables. Les lois physiques issues du deuxième principe de la thermodynamique et de la loi de l’entropie, qui ont notamment servi de base aux travaux de NG. Roegen, montrent sans ambiguïté que tout prélèvement de la dot terrestre conduit immanquablement à terme à une déperdition définitive de la matière utilisée. Par voie de conséquence, si cette matière n’est pas renouvelée par la nature elle même, dans des délais compatibles avec l’échelle humaine, elle devient indisponible et l’industrie sur laquelle elle est fondée s’écroule.
La matière renouvelable à échelle humaine, par contre, reste disponible en permanence, dans la mesure, bien entendu, où le prélèvement humain ne dépasse pas son taux de renouvellement. A ce stade du propos, il convient de rectifier certaines idées reçues par rapport aux ressources dites « renouvelables », et plus particulièrement énergétiques, en précisant que certains commentateurs rangent à tort, les énergies solaires, éoliennes et hydrauliques dans les énergies renouvelables, alors qu’il conviendrait plutôt de les classer dans les énergies inépuisables.
La différence est peut être minime, mais elle n’est pas sans intérêt, car le système médiatique dominant nous fait (fallacieusement) passer les énergies inépuisables pour des renouvelables ordinaires, avec l’intention sans doute, de nous faire passer ces énergies pour des énergies « nouvelles ».
Or, c’est tout le contraire ! Ces trois énergies, certes inépuisables à l’échelle humaine sont ancestrales. Elles sont même les premières énergies que l’homme a tenté d’utiliser pour son profit économique. Ainsi les Egyptiens faisaient la cuisine à l’énergie solaire, les Perses ont utilisés les moulins à vent dès 700 avant JC, et les Romains imaginèrent deux siècles avant notre ère de placer des roues à pales près des rivières pour faire tourner des meules en utilisant la force du courant.
C’est dire à quel point on peut « taper » allègrement dans le stock de ces ressources sans se poser la question de leur épuisement putatif. Mais le discours officiel oublie toutefois de préciser une chose fondamentale : dans un système basé sur le renouvelable, on ne peut utiliser que des matériaux renouvelables pour construire les dispositifs de capture, c’est à dire des axes en bois, des courroies en chanvre, des cailloux, du sable, de la sève d’hévéa, etc… Exit par conséquent le fer, le cuivre, l’aluminium, le plastique, etc….. Et alors, patatras, on en revient au point de départ, c’est à dire à l’Antiquité !
Ce qu’il faut donc rajouter dans le maelström de la propagande oligarchique sur les énergies renouvelables, c’est le fait incontournable que pour être vraiment « renouvelable », une production d’énergie ne doit utiliser « que » des matériaux renouvelables (et pas des matériaux finis). Il en est de même pour l’énergie produite à partir des ressources inépuisables. Cela paraît pourtant limpide, mais il faut croire que les mandataires de l’oligarchie ont intérêt à le dissimuler.
Reste le « simplement renouvelable », c’est à dire grosso modo la biomasse, autrement dit encore le système végétal et animal qui « croît », et se reproduit naturellement, sans avoir besoin de l’intervention humaine. Celui-ci peut fournir une dot gratuite permanente, sous la forme d’un accroissement annuel, représentant une quantité que l’homme peut prélever sans problème, sous réserve, naturellement, de ne pas prélever « plus » que cette quantité de « croissance naturelle » pendant la période considérée.
Cette option fondamentale est la seule option capable d’assurer une durabilité du système économique humain, et c’est l’option qui a globalement prévalu jusqu’au milieu du dix huitième siècle, jusqu’à la mise en place conjointe, complice et partenaire, du système politique oligocratique et du système économique capitaliste. Cette nouvelle politique économique, basée sur la consommation des ressources finies se révèle aujourd’hui sans issue et la décroissance du monde industriel apparaît comme un passage obligé.
Dès lors, nous pouvons affirmer que la période éphémère de croissance à laquelle nous assistons depuis 200 ans constitue, objectivement et indubitablement, une « altération de la trajectoire bio-économique normale » de la société humaine et que notre niveau de résilience se mesurera à notre capacité de récupérer une vision saine de l’organisation sociale de la collectivité, c’est à dire respectueuse des lois de la physique et de la biologie.
Voilà ce qu’est pour nous, théoriciens de la décroissance inéluctable, la résilience !