Si nous nous accordons sur le fait que la raréfaction des ressources fossiles et minérales va inéluctablement provoquer une décroissance de notre société industrielle, nous ne pouvons pas occulter la nécessité de repenser dans son ensemble le système économique qui devra l’accompagner. Que nous soyons partisan d’anticiper cette décroissance en transformant volontairement notre façon actuelle de vivre, ou que nous jugions préférable d’attendre que la chose soit bien visible pour mieux pouvoir nous y adapter, cette transformation ne s’effectuera pas par le truchement de phrases angéliques ni par la diffusion de slogans bien sonnants. Il ne suffira pas non plus de prôner la joie de vivre, ni d’appeler à réduire les biens en augmentant les liens pour que, tels des primitifs incantant la pluie, nous espérions obtenir l’effet requis sans mettre en œuvre les moyens pratiques pour l’obtenir.
Nous ne pourrons pas moins nous contenter de tabler sur une dissémination spontanée de la démarche bourgeoise-bohême dite de frugalité ou de simplicité volontaire, qui n’est en fait rien d’autre qu’un pâle réchauffage de la soupe originale des hippies post-soixante-huitards, elle-même, bien que délicieuse par ailleurs pour les intéressés, n’ayant jamais rien produit de bien significatif dans le domaine de la transformation sociale généralisée. Pourtant voici déjà près d’un demi siècle qu’une petite minorité d’individus rejetant la société de consommation cohabite sans heurt notoire avec une grosse majorité de consuméristes patentés, que les autochtones de presque chaque village de la France profonde ont vu s’installer un ou plusieurs néoruraux posant un miroir réfléchissant sur leurs pratiques collectives, et que nombre d’immeubles dans les agglomérations urbaines comptent au moins un marginal cycliste et macrobiotique représentant de l’alternative en mouvement. Malgré cela, et quoique vivace et résurgente, cette idéologie angélico-volontariste de la simplicité choisie n’a pas produit l’effet de tache d’huile escompté et il n’y donc aucune raison de penser qu’elle puisse le faire demain. Ses promoteurs, à l’image de leurs amis écologistes redécouvrant les énergies préhistoriques telles l’eau, le vent et le soleil, reproduisent à ce jour le processus du pas de côté qui possède sans doute de nombreuses qualités, mais certainement pas celle de la nouveauté.
Leur incapacité persistante à livrer une analyse critique de l’organisation sociopolitique de notre société, ni même des pistes pour sa réorganisation, les confine irrémédiablement dans la catégorie des prêcheurs iconoclastes qui rêvent de changer le monde en changeant les comportements courants. Or les fondements opérationnels de l’espèce humaine ne bougent pas ainsi, car la philosophie a toujours cédé le pas à l’économie dans le cours de l’histoire. Brider un développement possible, restreindre un objectif atteignable, limiter quantitativement ou qualitativement ses propres besoins constituent des démarches contraires à la nature humaine profonde qui a toujours manifesté une attraction irrépressible vers le progrès, quelque soit le jugement que tel ou tel penseur puisse porter sur les effets secondaires de ce même progrès, et nonobstant les contre-exemples aisément retournables de telle ou telle peuplade reculée ayant suivi un chemin inverse.
Bien que sympathiques à de nombreux égards, les promoteurs idéologues de la simplicité volontaire multiplient toutefois les erreurs de raisonnements et se sont pas même à l’abri de dangereuses dérives totalitaires. Voyons lesquelles :
1ère erreur, ils se trompent de date. Pour toutes les raisons déjà évoquées, la simplicité et la frugalité ne sont pas (encore) à l’ordre du jour, car la machine économique tourne à plein régime et personne ne peut raisonnablement demander à quiconque de sauter d’un TGV en marche, avant que ce dernier n’ait commencé à réduire sensiblement son allure. Ce n’est que lorsque le train rapide, privé d’énergie, se transformera en petit tortillard que l’usager devenu réaliste par la force des choses commencera à être perméable à l’idée de la frugalité.
2ème erreur, ils se trompent de lieu. Tous les peuples de la planète se dressent sur leur séant pour tenter d’arracher le pompon donnant accès aux joies et aux délices de la civilisation industrielle. Or, l’espèce humaine vivant dans un monde fini, le gâteau des ressources à se répartir recouvre lui aussi des contours limités. D’où il découle que l’application du principe élémentaire des vases communicants transférerait illico une diminution de niveau d’un continent vers une augmentation de niveau dans le continent voisin. Autrement dit, la diminution de consommation des ressources finies en un lieu donné se traduirait automatiquement par l’augmentation de disponibilité à la consommation dans un autre lieu. Le résultat de l’opération serait donc strictement égal à zéro.
3ème erreur, ils se trompent de sujet. La frugalité étant consignée dans les faits inévitables à venir et inscrite au calendrier pour très bientôt, l’urgence n’est donc pas de s’y précipiter mais de vivre au mieux le peu de temps qu’il nous reste à profiter de l’aisance matérielle que nous confère la civilisation industrielle, tout en considérant bien sûr que ceux qui veulent dores et déjà se mettre dans la future ambiance sont tout à fait respectables et ne peuvent que susciter sympathie et bienveillance. La doctrine marketing de la société des loisirs « plus loin, plus vite et moins cher » devant bientôt être modifiée par celle de la société frugale inéluctable « moins loin, moins vite et plus cher », il est de toute première instance de perpétrer nos déplacements oniriques dans les meilleurs délais : Grand Canyon, Sources du Nil, Macchu Picchu, Baie d’Along, ou toute autre destination idoine, de type Paradis Terrestre, Barrière de Corail, etc….. Ce chantier urgent base sa pertinence sur la réalisation certaine d’une joie de vivre actuelle (même si elle est de mauvaise qualité, comme dirait Paul Ariès) plutôt que sur l’avènement hypothétique d’une joie de vivre future, tout en n’omettant pas de réfléchir sérieusement aux conditions de notre reconversion impérative en fonction de l’évolution prévisible de notre métier et de notre habitat.
4ème erreur, ils se trompent de projet. Plutôt que tenter de décroître à contre courant par la pose d’actes décousus, illusoires et dérisoires, il conviendrait, par une démarche résiliente, de prendre acte des modifications civilisationnelles inéluctables à venir et d’en estimer l’impact sur nos propres fondamentaux, à savoir notre activité professionnelle, notre habitat et nos comportements de base, notamment les modes alimentaires et les loisirs. Ce projet n’a rien à voir avec un placage de simplicité sur notre de vie actuel, mais consiste au contraire à se préparer moralement et pratiquement au grand chambardement à venir.
5ème erreur, ils se trompent de fléau. Comme tous les intégristes, les simplicistes volontaires ont besoin de stigmatiser un fléau majeur pour asseoir la validité de leur doctrine qui, bien que censée puiser sa source dans un évangile incontestable, n’en doit pas moins poursuivre un idéal de lutte déterminée contre un Satan mondial parfaitement identifiable et repoussant. Dans le cas qui nous occupe, la diabolisation concerne bien entendu l’inégalable réchauffement climatique, qui, même s’il est réel, ne constitue pas moins qu’une externalité négative de la croissance et pas sa cause organique. Car le véritable fléau est ailleurs, cherchez mon regard, il se dirige vers l’activateur de la combustion économique, j’ai nommé : le capitalisme.
Dérive consubstantielle, la tentation totalitaire. Confrontés au peu d’impact naturel de leurs convictions sur les masses populaires, les adeptes de la sobriété bénévole sont naturellement tentés par le rêve autoritaire et le fantasme coercitif, d’autant qu’ils sont animés par la certitude de voir juste et de pouvoir sauver le monde d’un péril majeur. Dès lors, quoi de plus commode pour faire avancer les choses dans la direction souhaitée qu’une bonne loi rigoureuse, un ferme décret, un règlement musclé, un arrêté précis, bref une solide contrainte sur l’individu agissant pour l’amener malgré lui à se simplifier la vie et à frugaliser son comportement. Ainsi il pourrait leur sembler judicieux de concocter un diktat obligeant tout un chacun à conserver au moins vingt ans son lave-vaisselle, échafauder un règlement bridant les téléphones portables à cinq heures par mois, élaborer un dispositif de surveillance vidéo dans chaque foyer pour contrôler la quantité quotidienne de nourriture absorbée, contrôler chaque manufacture afin que les produits fabriqués y soient conçus pour longtemps durer (ah ! le fameux mythe de l’obsolescence programmée inventé par des penseurs universitaires n’ayant jamais mis les pieds dans une usine !) et, bien entendu, rendre le covoiturage obligatoire par un système pénal et verbalisateur frappant lourdement les contrevenants surpris seuls au volant de leur véhicule, etc…, etc…
La liste serait longue des démangeaisons juridiques qui agitent le petit monde de la simplicité volontaire et qui pourraient bien, si nous n’y prenions pas garde, les conduire à revendiquer d’ici peu, et pour nous tous, le volontarisme obligatoire.