21 décembre 2024

A propos du caractère illusoire (et dérisoire) de certaines conceptions de l’exemplarité dans l’action politique

L’une des curiosités les plus remarquables de la mouvance politique dite alternative est la confusion des genres dans le domaine du comportement militant. C’est ainsi que certains militants ou sympathisants sont fermement attachés à ce que leur comportement privé puisse être cité (et affiché) en tant qu’exemple vertueux de la mise en application dans leur vie privée des idées qu’ils promeuvent dans leur programme politique. De même, ils considèrent que les artefacts concrets du parti lui-même doivent être en concordance rigoureuse avec l’idéologie développée. Cette tendance est particulièrement prégnante dans certains milieux dits de la décroissance, tout en étant néanmoins fermement contestée dans d’autres milieux se référant également à cette même décroissance.

Cette polémique n’est pas une peccadille car, en réalité, elle témoigne d’un dissensus de fond sur la sémantique même de la notion de décroissance, et, plus concrètement, sur les stratégies politiques mises en œuvre sous son égide.

Le journal La Décroissance, l’un des piliers médiatiques les plus représentatifs de la mouvance décroissante a coordonné, en 2016, la publication d’un livre intitulé « Le progrès m’a tuer », sous-titré : « Leur écologie n’est pas la nôtre » dans lequel cette problématique est abordée à plusieurs reprises par des auteurs différents. Pierre Thiesset y stigmatise notamment dans un chapitre intitulé : « Leur développement durable, notre décroissance » cette morale eco-citoyenne du «chacun qui fait un geste pour la planète » mettant sur un même plan ces petits gestes et l’innovation verte qu’il juge représentatifs du développement durable et pas de la décroissance. Plus loin il insiste encore en écrivant : « la société est ainsi vue comme un agrégat d’individus priés de communier dans l’idéologie de la croissance verte, de veiller à réduire leur empreinte carbone et d’adopter une sobriété heureuse, que même Alain Juppé appelle de ses vœux ».

Le journal Moins n’est pas en reste sur le sujet, écrivant notamment dans ce même ouvrage sous l’intitulé « Petits gestes, grandes arnaques » : « L’agrégation des comportements vertueux est l’un des mantras du développement durable et des théories néolibérales selon lesquelles la société n’existe pas… c’est l’illusion de la toute-puissance de l’action individuelle …elle réduit le niveau de complexité des responsabilités et obligations sociales …. concluant que les changements sociaux commencent  dans les petites choses »

Cette critique radicale de l’inefficacité, de la contre-productivité, voire même de l’imposture de certaines postures individuelles de la part d’un journal emblématique de l’objection de croissance est plus que significatif, jetant ainsi par dessus bord les théories de la « masse critique » et de l’exemplarité des « alternatives concrètes » pourtant chères à d’autres objecteurs de croissance.

Sans aller aussi loin, nous devons considérer que ces postures sont tout simplement a-politiques dans le sens où elles privilégient l’action culturelle sur l’individu, par rapport à une action de nature essentiellement législative. Ces options peuvent être toutes regroupées sous l’appellation générique de décroissance culturelle, ce qui n’est pas péjoratif mais présente l’avantage de les distinguer des options politiques, ou constructivistes, et de commencer à opérer une clarification salutaire au sein de la mouvance globale.

Ainsi, chaque militant se référant au concept général la décroissance doit s’attacher à définir de quel type de décroissance il relève en réalité. Car, de même que c’est au pied du mur qu’on voit le maçon, c’est à l’aune de sa stratégie de communication qu’on juge le décroissant.

La stratégie du geste individuel est tout à fait respectable, mais c’est une stratégie individuelle qui ne vise pas (autrement qu’en s’illusionnant soi même) à faire changer le système en profondeur. L’idée selon laquelle l’exemplarité du comportement individuel, ou d’un groupe d’individu, en faisant tache d’huile va inciter progressivement l’ensemble de la population à adopter un autre mode de vie, est une belle idée, mais elle est distincte de celle visant à modifier le corpus législatif qui conditionne ledit mode de vie.

Les choix de vie de chacun peuvent être fonction d’un nombre infini de paramètres, mais bien peu relèvent de la pure liberté individuelle car nous sommes tous soumis à un carcan sociétal et coercitif qui nous maintient irrémédiablement en tant qu’élément rivé au système. La démarche culturelle est certes respectable, mais souffre toutefois d’un inconvénient majeur, celui de risquer de succomber en permanence la tentation sectaire. La frontière est en effet très facilement franchie entre le choix individuel d’adopter telle pratique frugale en attendant que les autres s’inspirent librement de votre exemple et celui d’adopter une démarche prosélyte donneuse de leçon.

Car nous devons nous détourner de toute inclinaison messianique, et notamment ne pas mettre en avant nos pratiques individuelles, ou de groupe, comme autant d’arguments susceptibles d’augmenter la crédibilité notre discours.

Tout au contraire, notre impact sur le public doit procéder de la force de nos idées, des réponses rigoureusement argumentées que nous apportons à la contradiction, et non pas de je-ne-sais-quelle exemplarité affichée de nos maigres outils de communication.

La crainte, plusieurs fois exprimée, de s’exposer à la critique de plus-décroissant-que-moi-tu-meurs nous doit être retournée en terme d’avantage permettant de confondre le critiqueur sur le terrain des idées.

Bien plus, nous devons battre en brèche le raisonnement simpliste et stupide qui lie la crédibilité du discours décroissant au niveau d’utilisation des outils du système par celui qui le professe. Une bonne fois pour toutes, nous devons affirmer que le fonctionnement hors système est une illusion tant que nous vivons dans le système.

Ce n’est pas parce que nous voulons, demain, un système qui rendra impossible l’existence d’Amazon que nous devons nous imposer, aujourd’hui, de ne pas utiliser Amazon.

Cette posture sélective relève exclusivement du choix individuel et ne saurait être critiquée en tant que tel, nonobstant le débat sur son efficacité politique en terme d’influence sur le changement généralisé des mentalités communes. De même, nous ne saurions dénigrer, ni même engager de débat contradictoire avec les militants déjà cités qui fondent leur action sur la contagion vertueuse de leur comportement. Nous nous contenterons d’indiquer que nous agissons sur un terrain différent et que nous rejetterons en bloc les éventuelles critiques ou railleries sur le niveau d’exemplarité décroissante de notre action.

Mais le plus intéressant dans cette affaire, c’est de mettre en lumière le sens réel et profond de notre discours sur la décroissance. Car celui-ci ne doit pas être un discours de stigmatisation de comportements supposés non vertueux, ni de glorification d’autres comportements labellisés « bons décroissants ». Nous ne devons pas apparaître comme des donneurs de leçons, bien plus nous devons respecter tous les adeptes de la croissance et prendre en compte leurs arguments.

Car, au fond, quel doit être le sens réel de notre action du point de vue de l’éducation populaire ? Deux options sont possibles, séparées d’ailleurs par une ligne de démarcation assez claire, mais régulièrement occultée.

1ère option : proposer aux gens de renoncer au système de la croissance en leur expliquant toutes les externalités négatives (de notre point de vue) qu’il génère et en leur proposant un autre système exempt de ces externalités. Cette option s’accompagne également de l’idée que le système décroissant proposé est durable et qu’il va rétablir la joie de vivre. Cette option est celle des décroissants donneurs de leçon, dépositaires exclusifs du comportement vertueux.

2ème option : lancer une alerte publique sur le fait que le système de la croissance n’est pas durable, et que, quels que soient ses aménagements il est voué à l’extinction. Démontrer ce théorème à partir d’hypothèses de base et de règles d’inférence relatives aux lois de la physique, de la comptabilité, de la finance, de la biologie, de la physiologie, de l’anthropologie sociale et même de la science politique. Laisser au peuple le choix du chemin à prendre, sans toutefois s’interdire de proposer un schéma d’accompagnement du déclin. Cette option est celle des décroissants objectifs, elle doit être la nôtre.

Par ailleurs, le caractère dérisoire de la supposée exemplarité du geste individuel dans le cadre de l’action politique paraît évident si nous considérons l’impact (ou le potentiel de contamination) du comportement d’un groupuscule éclairé de ressortissants d’un petit pays parmi les plus riches du monde, au regard de la masse des 7 milliards autres humains dont la préoccupation est manifestement ailleurs.

Le caractère illusoire de cette supposée exemplarité du geste individuel est encore plus flagrant si nous considérons que la vertu affichée de tel ou tel artefact se doit, pour être crédible, d’apporter dans le même temps la preuve irréfutable de sa cohérence avec l’ensemble de tous les autres comportements extérieurs et intérieurs (ostensibles ou occultés) de l’entité considérée, au risque d’apparaître comme un simple alibi de propagande, voire une imposture.

De ce point de vue, le risque est encore plus grand de voir se retourner contre nous cette compétition de l’exemplarité au cas où une enquête malicieuse menée par un journalisme d’investigation en quête de sensationnel mettrait en lumière le moindre écart entre la vertu annoncée et un fait de course contradictoire.

Dans le même ordre d’idée, certains se feront probablement une joie de dénoncer ce qu’ils ne manqueront pas de dénommer les contradictions entre notre discours anti-système et notre engagement dans le dispositif électoral. Or, ce que nous devons bien comprendre (d’abord pour nous-même en interne et ensuite pour l’expliquer à l’extérieur), c’est que le fait d’utiliser tel ou tel outil du système actuel dont nous jugeons qu’il ne devrait pas exister dans une société de l’après-croissance ne constitue ni une contradictionni une faute politique. La raison principale en est que nous vivons dans une société de croissance et pas une société de l’après croissance, ni même dans une société de transition décroissante et que l’acte de se priver volontairement de l’usage de tel outil, s’il peut être tout à fait satisfaisant pour l’esprit individuel, n’est d’aucune efficacité sur le plan de la diffusion des idées.

L’important, c’est que nous voulons que la société actuelle rompe avec la croissance en adoptant un nouveau corpus législatif global, conçu pour rendre impossible le mécanisme même de la croissance. Pour cela, nous ne devons nous préoccuper que de la justesse de nos analyses et de nos arguments en répondant pied à pied à toutes les critiques sur le fond.

Nous ne devons accepter de les modifier, que dans le seul cas où une série d’échanges suffisamment longs avec nos contradicteurs nous aurait convaincu par le raisonnement que tel ou tel point devait être amendé. De ce point de vue, nous avons plus à apprendre de la contradiction argumentée que de l’adhésion silencieuse.

C’est ainsi que nous ne devons pas culpabiliser si nous employons tel ou tel outil ou dispositif du système, ou même si nous traitons avec telle ou telle entreprise capitaliste croissanciste pour les besoins de notre propagande et de notre visibilité auprès du grand public.

Nous ne devons pas nous soucier de ceux qui nous jugent sur ces artefacts et non sur le contenu de nos propos, car il est probable que ces gens-là sont dans une logique de marketing politique et qu’il risquent d’y stagner encore longtemps. Car, au final, il s’avère que la principale illusion du geste supposé-vertueux réside en réalité dans la conception même de l’action politique.

Si nous admettons la définition générique de la politique : « est politique ce qui est relatif à l’organisation d’une collectivité et à l’exercice du pouvoir en son sein », nous devons néanmoins y introduire un critère qualitatif qui va différencier notre approche de la politique de celle des autres partis, généralement fondée sur ce que nous dénommerons le marketing des masses.

Ce critère qualitatif différent que nous devons adopter, situé aux antipodes de ce marketing politique, c’est le critère (ou principe) de juste analyse dont nous devons préciser immédiatement le sens exact, afin de couper court par avance à toute mauvaise interprétation.

Car en posant le principe juste analyse en tant que moteur de l’action politique, c’est à dire de l‘agir humain visant à organiser coercitivement la collectivité, nous ne prônons pas l’avènement de groupes politiques se prétendant, chacun d’entre eux et alternativement, détenteurs de «la vérité», et incitant ainsi les masses populaires à adhérer à leurs prescriptions sur la base d’une foi inébranlable, et, accessoirement à donner l’exemple par une série de comportements présentés comme incontestablement vertueux et respectueux d’un cahier des charges axiomatique.

Nous affirmons, au contraire, que l’action d’un mouvement politique doit être guidée, non par la recherche de l’adhésion populaire la plus large possible à son discours, mais, uniquement par le souci de livrer une analyse sociétale sincère assortie de prescriptions, sans se préoccuper de l’impact que pourrait avoir cette démarche sur sa popularité auprès des masses.

Car recherche d’adhésion et recherche de juste analyse constituent deux objectifs contradictoires, le second étant, à notre sens, la vraie raison d’être de la politique d’un point de vue éthique, mais également la seule façon d’avoir une chance, toute petite, mais chance quand même, de pouvoir traiter efficacement le problème de l’impasse de la croissance.

Mise en œuvre de la sorte, la Politique cesse alors d’être une activité marchande et accède à un statut supérieur, celui d’une activité de recherche, de recherche de la cause des causes quoi qu’il en coûte, ce qui implique naturellement et en premier lieu, de dire publiquement ce que nous pensons être la réalité des choses.

Cette recherche permanente de la juste analyse, il faut bien le préciser, définit une posture de principe garante de la vertu d’une organisation politique, mais elle n’emporte aucunement la garantie d’obtenir un résultat idéal, les orientations programmatiques de cette dernière pouvant naturellement revêtir des formes multiples mais toujours nécessairement argumentée et contredites.

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