L’article L1111-1-1 du code des collectivités territoriales stipule que l’élu local doit exercer ses fonctions avec impartialité, diligence, dignité, probité et intégrité, ce qui est la moindre des choses, et ce dont, d’ailleurs nous ne doutons pas un instant, mais il indique également que, dans l’exercice de son mandat, l’élu local doit poursuivre le seul intérêt général, à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier, ce qui, par contre nous semble beaucoup plus obscur. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.
La notion d’intérêt général n’est définie nulle part dans le corpus législatif français et, pourtant, elle fonde tout le droit public, ce qui constitue une particularité peu enviable du système coercitif de notre pays. L’expression intérêt général, qui semble être apparue au milieu du XVIIIème siècle sous la plume de juristes et hommes d’état, a été, depuis lors, l’objet de multiples controverses et de polémiques. Au sein des différents systèmes politiques internationaux, deux conceptions co-existent : la première, d’origine anglo-saxonne, définit l’intérêt général comme résultant de la somme des intérêts individuels; la deuxième conception, d’origine latine et française, considère l’intérêt général comme une finalité d’ordre supérieur aux intérêts individuels, dont on sous-entend qu’elle dépasse l’intérêt commun dans la mesure où elle prétend être quelque chose de plus ambitieux que la somme des intérêts individuels, autrement dit, une finalité à laquelle l’individu est censé se soumettre. Ainsi, l’intérêt général correspond-il à l’intérêt de la Nation, mais donner plus de précision.
Du point de vue étymologique le mot intérêt vient du latin médiéval interesse (= dédommager pour la résiliation d’un contrat), venant lui même de interest (= importer, être important). Un intérêt est donc ce qui importe à quelqu’un, ce qui lui convient, ce qui lui procure un avantage, une utilité. C’est aussi le profit tiré par un prêteur, sous la forme d’une rémunération de l’argent prêté à un emprunteur, équation à rapprocher du profit que peut retirer le citoyen de son argent “prêté” à l’élu qui va ensuite se charger de le dépenser au mieux.
Au final, l’expression intérêt général désigne les intérêts, valeurs ou objectifs qui sont partagés par l’ensemble des membres d’une société, mais elle correspond aussi à une situation qui procure un bien-être à tous les individus.
Le malheur dans cette affaire, c’est que la politique politicienne s’est emparée de cette notion sublime en la transformant en une notion qui se contente de décrire la seule finalité de l’action de l’Etat au niveau d’un pays, et sans qu’il soit nécessaire pour autant d’en définir le contenu exact. Dans ces conditions, nous constatons tous les jours l’usage arbitraire en est fait, prétextant tantôt la somme des intérêts particuliers et, à d’autre moments, un intérêt spécifique à la collectivité transcendant les intérêts individuels, selon l’utilité ponctuelle pouvant en être retirée par les maîtres du pouvoir.
En France, l’intérêt général n’a pas donc de valeur constitutionnelle avérée. C’est une notion floue et mal définie, constituant néanmoins le fondement du droit public qui en définit le cadre et notamment ses corollaires comme l’utilité publique, l’ordre public, le domaine public, les services publics, etc. Et c’est ainsi que l’action administrative prétend trouver sa justification et sa finalité dans la recherche d’un intérêt général défini nulle part, et qu’elle prétend exercer son magistère dans le respect de celui-ci, sous le contrôle d’une justice chargée de l’apprécier elle-même de façon discrétionnaire.
Au niveau local, nombre d’élus se considèrent comme dépositaires de cette vertu sublime dès l’instant où leur intronisation officielle a été prononcée par le système électoral. Cette conviction fâcheuse les incitent ainsi à affirmer que toutes leurs décisions, qu’elles soient d’ordre législatif (arrêté municipal, par exemple) ou exécutif (opération immobilière, par exemple), sont prises dans l’intérêt général, par définition. Or, il ne suffit pas que telle ou telle décision soit prise “à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier”, (ainsi que l’exige très justement le Code des Collectivités Territoriales) pour qu’un élu a le droit d’affirmer de façon péremptoire que sa décision relève de l’intérêt général. En effet, bien d’autres critères peuvent être à l’origine d’une décision contraire à l’intérêt général, comme, par exemple, l’incompétence, l’orgueil, la griserie de l’exercice du pouvoir, l’exaltation de la dépense financière de la part de personnes n’ayant jamais expérimenté auparavant ces puissants leviers dans le cadre de leur vie ordinaire et soudain autorisés à le faire dans le cadre de leur mandat représentatif, même si ce dernier a été obtenu par défaut.
Alors comment définir l’intérêt général avec certitude et pouvoir ainsi juger de la conformité d’une décision municipale avec cet intérêt ? Dans certains cas, il existe des critères objectifs et mais, dans d’autres cas, nous devrons recourir à des critères basés sur un raisonnement rigoureux, en distinguant à chaque fois les décisions d’ordre législatif (édiction de règles abstraites) et les décisions d’ordre exécutif (commandements opérationnels). En définitive, quels sont donc les critères objectifs qui peuvent déterminer avec certitude qu’une décision municipale est prise dans l’intérêt général ?
Concernant les décisions législatives, c’est à dire les arrêtés s’imposant par la coercition aux habitants de la cité, nous pouvons considérer que seuls les arrêtés pris dans le cadre d’un état d’urgence militaire, écologique ou sanitaire (comme c’est le cas actuellement pour la pandémie du coronavirus) relèvent à coup sûr de l’intérêt général dans leur esprit, tout au moins, le niveau d’efficience des préconisations devant être évalué par la suite par les citoyens, mais sans qu’il soit pour autant judicieux de mettre en cause l’inspiration d’intérêt général de la disposition prise par le pouvoir représentatif au moment donné. Mais pour toutes les autres catégories d’arrêtés, leur conformité à l’intérêt général ne saurait être validée sans qu’une consultation de l’ensemble des citoyens, précédée d’un débat préalable loyal et non manipulé, ait été organisée auparavant. Hormis cette procédure, aucune décision législative municipale ne peut se revendiquer de l’intérêt général, car elle n’émane, objectivement, que de la volonté particulière d’un groupe restreint de personnes.
Concernant les décisions exécutives, qui présentent la caractéristique sensible d’engager les deniers publics de l’habitant de la cité, il en est également certaines qui semblent bien relever de l’intérêt général a priori sans qu’il soit besoin d’analyser plus à fond leurs motivations. Ce sont toutes celles qui rentrent dans le cadre des missions régaliennes du conseil municipal, telle que définies dans le code des collectivités territoriales, à savoir : gérer le patrimoine et les établissements communaux, décider des travaux d’entretien de la voirie, des réseaux et des espaces publics ainsi que, depuis la décentralisation, prendre en charge les dépenses liées à leurs obligations en matière d’enseignement primaire.
Par contre, toutes les autres dépenses engagées par le conseil municipal, et pour l’essentiel traitées en “Budgets Annexes”, ne peuvent se revendiquer de l’intérêt général que si celui-ci est prouvé a posteriori, c’est à dire s’il s’avère après analyse circonstanciée et objective qu’un bénéfice réel pour l’habitant de la cité a été dégagé par l’action du conseil municipal ayant engagé les fonds du citoyen contribuable. Le fait même que le Code des Collectivités Territoriales oblige les municipalités à comptabiliser ce type de dépenses en budgets annexes afin qu’elles ne soient pas noyées et mélangées dans la comptabilité générale, montre bien que leur justification publique ne va pas toujours de soi. Parallèlement, le fait que les municipalités aient considérablement développé ces budgets annexes depuis plusieurs décades, sans qu’ils soient indubitablement validés du sceau de l’intérêt général , est un signe inquiétant pour les finances publiques.